Au nom du peuple: Réclusion à perpétuité!

L'histoire d'une "maman" ours

L'ourse s’approche puis amorce un mouvement de recul. Elle est encore étourdie par l'anesthésie, et la tête lui fait terriblement mal. Il lui faut explorer cet étrange environnement, car elle n’est pas venue ici de sa propre volonté. Il suffit de quelques pas pour se heurter aux barreaux. Presque frénétiquement, elle se rue sur le petit enclos et l’arpente désespérément de haut en bas. Tout autour il y a cette clôture, qui l’empêche de fuir. Elle creuse, elle monte et s’évertue à grimper sur cet arbre dans l'espoir de l’utiliser pour franchir cette barrière. En vain. Dans son infinie panique, Jurka est bel et bien prisonnière. Il y a encore quelques jours, elle parcourait son territoire, voyageait à travers bois, pouvait se rafraîchir en se baignant dans les lacs et les rivières. Maintenant, elle est emprisonnée dans 1700m ². Hier, elle pointait son nez dans le vent pour détecter les effluves des précieuses nourritures. Aujourd’hui, non seulement les légumes flétris sont toujours déposés au même endroit, mais ils ont toujours la même odeur. Tout cela n’est pas seulement juste un peu ennuyeux pour Jurka. C'est une épreuve déchirante…D’ici peu, elle sera de nouveau anesthésiée avec toutes les conséquences douloureuses que cela implique. L'ourse sera stérilisée afin de la priver du désir irrépressible de liberté. Et bien sûr pour décourager son instinct de reproduction. Le bouleversement physiologique et comportemental de Jurka a effectivement commencé.  Il est irréversible. Jurka est l'un des 10 animaux qui ont été transférés par la Slovénie entre 1999 et 2002 dans la région italienne du Trentin, afin d'accroître la population d'ourses locales. Selon les normes et les prévisions du projet, Jurka semblait parfaitement remplir sa mission. Au cours de l'hiver de 2004 elle donna naissance à deux oursons. En tant que mère attentionnée, elle apprit à ses deux garçons toutes les choses qu'elle-même avait connues et acquises. Entre autres, que la proximité des hommes est souvent associée à de la nourriture facilement accessible. Elle conclut même une sorte de pacte avec le propriétaire d’un hôtel qui, voyant là une belle opportunité de garnir son portefeuille, fit d’elle une attraction pour ses clients. En l’attirant par l'appât, il avait fait d’elle un ours de cirque sauvage, et Jurka à son tour avait transmis ce terrifiant savoir à sa progéniture. Quand il fut temps pour les oursons de prendre leur autonomie et d’aller vivre leur propre vie, ils mirent leurs connaissances à profit et s'approchèrent tout naturellement des établissements de l’homme. Là, ils se rassasièrent des nombreuses gourmandises qui leur étaient facilement accessibles. Parmi elles il y avait des moutons, des poules et le miel des ruches. L'euphorie initiale se transforma rapidement en panique. « Au nom du peuple », des jugements sévères furent prononcé. Le premier fils de Jurka, familièrement appelé "Bruno", fit une courte excursion en Bavière. Il y a été abattu. Son frère avait gagné la Suisse, où il manifesta un comportement prédateur qui lui valut le surnom "Lumpaz". Depuis 2005, on est sans nouvelles de lui…. En 2006 Jurka donna le jour à une nouvelle portée. Cette fois, il y avait trois jeunes, dont une petite femelle. Mais le bonheur de la petite famille ne fut pas de longue durée. Un des fils subit le même sort que son grand frère, Bruno. Il fut abattu dans l'espace frontalier. Les deux autres oursons ne s’étaient pas encore familiarisés avec la société des hommes, n’avaient pas encore pleinement pris la mesure du confort apparent de la proximité des habitations et purent ainsi préserver leur vie. Pourquoi tout ce gâchis ? Les oursons tant désirés à l’origine du projet furent pour des considérations purement commerciales transformés en « ours à problèmes » et le payaient très cher désormais. Jurka fut ainsi capturée. Et emprisonnée. « Au nom du peuple: Réclusion à perpétuité! » Puis il y eut une prise de conscience par la population italienne. Le mal était fait, mais il n’était pas intentionnel. Des milliers de signatures furent recueillies. Des manifestations eurent lieu. Jurka devint plus populaire que les politiques et les « people », et fut élue « personnalité de l’année 2007 » par un magazine local. Mais malheureusement, tous ces témoignages ne servirent pas à grand’ chose. Jurka continuait de souffrir dans un petit enclos terne, et végétait dans son environnement monotone sans aucune lueur d’espoir. Dix mois  plus tard, le gouvernement céda finalement à la pression conjointe du public et des associations de protection des animaux. Jurka fut transférée dans de plus grands locaux où elle dispose maintenant de 8000m ². Mais même ici, rien n’a vraiment changé, car il n'y a pas de défis à relever. Le ventre est satisfait, mais la joie de vivre n’est plus là. La sentence de "réclusion à perpétuité" a pris toute sa dimension. Jurka est devenue tranquille. Non pas parce qu'elle a trouvé la paix intérieure mais parce qu'elle a renoncé, qu’elle s’est résignée. Plus rien n’a de signification pour elle. Nulle odeur d'une autre ourse qui aurait cherché à marquer son territoire, aucune cohabitation à gérer avec d’autres prédateurs, aucun arbre arbuste ou à baies dont on fait tomber les fruits pour s’en régaler. Dans ces conditions,  pourquoi devrait-elle arpenter son enclos? Les militants italiens des droits des animaux ne pouvaient se satisfaire de cette situation et cherchaient des alternatives. Un lieu qui pourrait offrir à Jurka des conditions de vie quasi-naturelles et variées. Le conseil d'administration de l'organisation de défense des animaux « No alla Caccia » a trouvé une solution grâce à un projet en Allemagne qui permet précisément de répondre à ces conditions:   « L’autre territoire des ours et des loups  » (Alternative Bärenpark). Ce projet, mené par la SFB (Stiftung fur Bär) en partenariat avec « Vier Pfoten », consistait à créer au cœur du Parc Naturel de la Forêt Noire un immense parc destiné à accueillir des ours dont l’existence fut compromise par l’inconscience des hommes ou pire par leurs pratiques d’exploitation de l’animal (cirques, zoos archaïques, …). Depuis les premières négociations avec les autorités locales en 2004, la recherche et la collecte de fonds, 4 années se sont écoulées avant que ne débutent les travaux en 2008.  Début 2010 les bâtiments techniques sortent de terres : station d’accueil, de quarantaine et de soins, premiers enclos, mais aussi logements du personnel et installations sanitaires. Dans la nuit du 25 au 26 août 2010, à 1h du matin,  l’équipe du Parc amène Jurka dans sa nouvelle résidence. Le 4 Septembre, après 3 ans passés en prison en Italie, la porte de l’enclos s’ouvre et Jurka retrouve un vaste territoire naturel où elle sera bientôt rejointe par d’autres ours… La solitude ne sera bientôt plus pour elle qu’un vilain souvenir.